Un court extrait des messages qui parviennent à la rédaction à l’occasion du vingtième anniversaire de la revue. Les textes complets seront publiés dans un numéro spécial des Cahiers de la revue.
Le présent est le curseur qui se déplace en même temps que nous, durant tout le cours de notre vie. Il n’y a pas d’autre forme d’existence pour un terrien que d’être au-monde-au-présent : tous nos gestes, toutes nos pensées s’effectuent dans cet espace minuscule et presque imaginaire qui surgit du futur, s’immobilise dans une fraction d’éternité, celle du je agissant et connaissant, pour aussitôt glisser derrière nous, d’un flux rapide, et se perdre dans l’intangible, c’est-à-dire dans le temps.
Les objets ont plus de réalité que nous : ils se fixent et ils demeurent, sinon éternellement, du moins durablement. Et malgré quelques traces de vermoulure ou d’usure, le fauteuil Louis xvi sur lequel nous nous asseyons, ici et maintenant, est fondamentalement identique à celui qui accueillait de plus nobles fesses, deux cent cinquante ans plus tôt.
En somme, notre vie fonctionne comme un film de fiction qui se déroule sous nos yeux : il n’y a ni passé ni futur véritable, tout se donne comme une succession ininterrompue d’actions présentes. Le personnage entre, boit, parle, tire des coups de feu, gît nu dans un lit contre un corps amoureux : il lui est absolument impossible d’être filmé quand il tirera des coups ou quand il buvait, et cette règle est si contraignante que le passé ne peut être convoqué, hormis dans les dialogues ou par un flash-back, qui n’est rien d’autre que du passé filmé au présent.
Ce qui donne à la vie humaine une dimension transversale, et rattache son avenir à son passé, c’est la mémoire et sa version prospective : la prévision. Mais ce ne sont pas des réalités tangibles ; ce sont des flux de mobilité et de transformation en perpétuel devenir. Leur modèle, c’est l’horizon, qui se déplace en même temps que nous.
Il faut donc intégrer les temps imaginaires du passé et du futur à la seule perspective du présent.
On connaît le rôle actif du passé et des souvenirs, conscients ou non, dans le mouvement toujours actuel de la vie. Celui du futur est à désigner plus précisément. Il est l’ombre portée de nos actes actuels, de nos doigts sous lesquels défilent le texte en cours. Il n’a pas d’existence objective : il dépend de ce que le présent en fera.
Ce n’est pas seulement que le présent prépare l’avenir, ce qui est une vérité probable. L’avenir lui-même est un morceau du présent. Vivre, c’est assister à de perpétuelles métamorphoses du temps incertain. Si le futur peut nous fasciner, c’est parce qu’il est imaginaire, et non réel.
Toute notre vie se joue dans le présent. C’est le seul champ de bataille effectif. En vain chercherons-nous un autre espace de vie que le présent. Nous le déplaçons avec nous comme un scaphandre autonome : l’avenir et le passé sont à la fois terriblement visibles et séparés de nous par une plaque de verre sans laquelle nous ne survivrions pas.
Luc Dellisse (Bruxelles)